vendredi 6 juillet 2012

Travail, Utilité et Art

Bac philo 2012: "Travailler est-ce seulement être utile?"

Repris de  LEXPRESS.fr, publié le 22/06/2012 à 10:49, mis à jour le 24/06/2012 à 13:38

"Travailler est-ce seulement être utile?" Martin Pham, professeur de philosophie, livre un exemple de corrigé de ce sujet distribué aux ES à l'épreuve de philosophie du baccalauréat 2012

Nos excuses à tous; comme l'un des internautes nous l'a justement objecté, le premier sujet de la série économique au baccalauréat 2012 était, non pas "Travailler est-ce seulement utile?", mais "Travailler, est-ce seulement ETRE utile?", ce qui modifie, au moins, l'angle d'approche du sujet. Merci à notre lecteur de nous l'avoir signalé.  
>> Lire aussi : le corrigé de L'Express de l'épreuve de philosophie 
Travailler, est-ce seulement être utile? Le sujet met en question le rôle du travailleur en ce que, individu ou ensemble d'individus, il est un sujet qui travaille, c'est-à-dire un être doué d'intelligence, d'imagination, de capacité technique et de volonté. Ainsi considéré, comme sujet humain, il ne peut être réduit à une simple fonction utilitaire de type matériel ou même social qui n'aurait pour finalité que le produit du travail; il une spécificité autre, celle de celui qui accomplit lui-même, voire de lui-même, une tâche, en faisant preuve de ses capacités, en les développant par une culture technique, un langage et des relations, en société, avec ses semblables.  
La question porte ainsi sur le caractère culturel et moral du travailleur, sujet volontaire et raisonnable, mais qui se trouve soumis, pourtant, à la nécessité vitale, matérielle et sociale, du travail, celle-ci tendant à réduire sa personnalité, à ne faire de lui qu'un moyen économique, alors que l'acte même de travailler affirme, ou devrait affirmer, si les conditions de travail étaient convenables, cette personnalité en la développant par l'effort même (d'application, de volonté, d'intelligence et d'apprentissage, voire de création) dans le travail.  
La formulation par Kant du devoir moral pourrait servir de fil conducteur pour approfondir la question, en posant en principe qu'il ne faut pas traiter seulement la personne comme un moyen, mais toujours en même temps comme une fin, un but en soi : le travailleur, en sa dignité de sujet moral, travaille alors au service d'un "règne des fins", c'est-à-dire pour lui-même et tous les sujets libres comme lui, liés selon des relations raisonnables et universelles tous ensemble, et non pas au service de buts limités et étrangers, contraignants. Idée fondamentale, parce qu'elle donne toute la portée morale, celle de la liberté rationnelle, de l'action de travailler, définissant celle-ci à l'encontre des cloisonnements utilitaires que l'économie et la société, lorsqu'elles sont déraisonnables, lui imposent.  
Travailler, ce n'est pas seulement être utile, c'est, ou ce devrait, être pleinement, accomplir sa nature d'être libre et raisonnable, serait-on conduit à répondre au sujet ; mais il faut garder présent à l'esprit la difficulté réelle: le travail reste attaché d'abord à une nécessité (naturelle, sociale et même culturelle) qui s'impose durement en entravant le plein développement, l'épanouissement humain du sujet au travail; ce qui faisait dire à Marx que ce n'est qu'au-delà de la sphère de la nécessité, c'est-à-dire si on s'en libère politiquement, que la liberté commence, et donc le travail libre, le travail vraiment humain. C'est le problème que la culture de l'homme doit affronter: satisfaire à la nécessité du travail, celle de gagner sa vie à la sueur de son front, selon l'image biblique, mais, contradictoirement, tout en s'en libérant, du moins en tâchant de le faire. Ce serait PRATIQUER véritablement le travail, DANS LE SENS de la liberté et de la dignité du sujet humain, en convertissant, par un effort politique et culturel, la nécessité du travail, d'abord subie, passivité de la condition humaine, en composante dynamique, stimulante, de notre être, comme développement raisonnable et libre de l'humanité. Travailler véritablement, pour l'homme, c'est, non pas seulement travailler pour vivre, mais, davantage, travailler pour ETRE. 
L'artiste est le travailleur qui se plie d'abord à des règles techniques contraignantes mais réussit pourtant à donner une apparence de liberté à ses oeuvres 
Travailler, est-ce seulement être utile? L'artiste est un exemple éclairant, pour illustrer cette question. On a souvent l'impression que l'art n'est pas un travail nécessaire, alors qu'il est pourtant omniprésent dans la culture. De fait, cette apparence de liberté est un phénomène historiquement récent, comme le rappelle la condition soumise de l'artiste dans le passé, qui travaillait aux ordres d'un mécène par exemple et se rapprochait de l'artisan, encore à la Renaissance. Plus précisément, l'artiste n'est pas seulement soumis socialement et économiquement (cf les impératifs du marketing artistique de nos jours) il est le travailleur qui se plie d'abord à des règles techniques contraignantes (ex. on ne sculpte pas le marbre n'importe comment), mais réussit pourtant à donner une apparence de liberté à ses oeuvres; on parle alors de création. C'est peut-être que l'artiste apprivoise la nécessité; plus exactement, comme l'explique Alain, il OBSERVE la nécessité structurale de la matière qu'il travaille (Michel Ange passait de longs moments à contempler des blocs de marbre), pour en dégager peu à peu l'oeuvre en s'inspirant-s'appuyant sur cette nécessité d'abord si stricte pour en dégager une figure matérielle de l'imagination, l'idée n'étant pas d'abord en projet mais lui venant ensuite, en faisant, comme dit Alain, en travaillant la matière. Conversion de la nécessité matérielle (et sociale, par ex. dans les oeuvres de commande) en liberté créatrice ; c'est cela, proprement, le génie: la nature donnant ses règles à l'art, selon la formule de Kant, dont Alain fut un lecteur attentif. D'où l'apparence de gratuité de l'art, alors qu'il répond à une nécessité ( matérielle, sociale, culturelle, métaphysique aussi, sans doute) stricte, mais que l'artiste travailleur réussit à transformer en liberté; il n'est pas surprenant, alors, que le travail de l'art passe pour le plus épanouissant, tout en paraissant le moins utile à tort. 
Autre exemple, l'exercice de la dissertation philosophique, pour lequel, contradictoirement en apparence, on demande à l'élève de se plier à des règles logiques d'analyse, et à la lecture des oeuvres des grands philosophes, "qui font autorité", tout en exigeant qu'il fasse preuve de liberté d'esprit et de pensée. C'est que le travail philosophique, comme l'art, consiste à suivre d'abord les nécessités de la pensée cohérente et attentive aux lois du réel, mais pour ensuite ouvrir le libre questionnement, par lequel seul LE SENS de la nécessité advient, et peut-être sa vérité. 
La philosphie aide à prendre la mesure de la nécessite des choses 

Il n'est pas surprenant que travailler à l'exercice de la dissertation philosophique ne paraisse pas utile, et semble encore moins rendre utiles ceux qui se livrent à ce travail, parce qu'on ne voit pas l'intérêt de réfléchir à des thèmes réputés abstraits, dans un exercice scolaire et formel, voire purement rhétorique, alors qu'un devoir d'économie, par exemple, paraît avoir un contenu plus réel et, partant, être plus effectivement formateur pour les élèves, de futurs économistes (ou financiers ...) étant a priori plus utiles que des étudiants de philosophie. 

Or, l'utilité, la vraie, n'est connue que si on sait d'abord ce qui est nécessaire, dans l'ordre des besoins et des désirs humains. Il se pourrait alors que l'exercice philosophique, sans être, certes, d'utilité immédiate et directe, sur le plan matériel et social, soit néanmoins de première nécessité, sur le plan de la pensée, parce qu'il apprend à s'interroger sur ce qui est réellement nécessaire, à partir de l'ordre objectif des choses et de la pensée. La philosophie aide à prendre la mesure de la nécessité des choses, par la recherche de leurs lois, la compréhension de leur sens et l'effort de saisir leur vérité; aussi, Platon appelait-il le principe suprême de toute réalité le Bien, de la connaissance duquel découle la véritable utilité pour les hommes, sans laquelle ils demeurent prisonniers des apparences et ne recherchent que de faux biens. 
Mieux que de rendre "utile" (en quel sens? réellement?) celui qui s'y livre, travailler à l'interrogation philosophique serait essentiel afin d'être plus proche du vrai réel, d'être davantage libre, et de mieux vivre, tout comme l'art, quoique sans utilité immédiate et pratique, contribue à donner du sens au monde, en l'enchantant par la beauté des oeuvres qu'il crée.  
Le corrigé proposé n'est qu'une indication succincte d'un traitement possible, précise Martin Pham. Et d'autres traitements, différents ou mêmes opposés, seraient tout aussi envisageables. Le principal est d'avoir fourni une analyse personnelle, sensée et cohérente, du sujet qu'on a choisi, puisque la philosophie n'est autre que l'exercice rationnel de la liberté de penser par soi-même, avant tout. 
 

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