jeudi 7 février 2013

Pensée et langage


Le langage trahit-il la pensée ?

Analyse du sujet et problématique

Le langage est traditionnellement considéré comme l'instrument privilégié qui permet, à l'oral comme à l'écrit, mais également à travers le langage mathématique ou le langage des gestes, de traduire la pensée. En grec, le logos signifie d'ailleurs à la fois pensée rationnelle et langage.

Il arrive toutefois, dans certaines circonstances, que ce que nous disons ne corresponde pas à ce que nous pensons réellement : incapacité à bien formuler sa pensée, difficulté à transmettre les nuances de la pensée, ou encore lapsus révélateurs, balbutiements et autres problèmes d'élocution qui viennent « brouiller le message ». Il est également courant de trahir la pensée des autres ou d'être victime d'une trahison de sa pensée par autrui. Ainsi dit-on que le langage trahit  la pensée.

Faut-il opposer le langage, caractérisé par ses aspects sensibles, sa logique propre, sa pluralité, à la pureté rationnelle et universelle de la pensée ? L'hypothèse est la suivante : parce qu'il appartient à une autre sphère que la pensée abstraite, le langage, par essence, serait en décalage avec elle. On ne pourrait jamais vraiment bien dire ce qu'on pense, ni comprendre totalement ce qu'autrui veut dire. Ceci paraîtrait désespérant, puisqu'on ne pourrait jamais vraiment formuler des vérités ni communiquer totalement avec les autres.

Mais tout dépend ici de ce que l'on entend par « trahir » : manquer à quelque chose que l'on devait observer (trahir sa parole), tromper (trahir quelqu'un), ou encore révéler (comme une rougeur trahit le trouble). 

Ainsi la différence entre pensée et langage peut-elle être considérée selon deux points de vue.  Soit comme un défaut de correspondance à réparer. Soit comme le point de départ d'un travail de reformulation d'une expression spontanée, où la pensée comme intuition joue le rôle d'un aiguillon pour plus de clarté et de partage avec autrui.

PLAN POSSIBLE

Le langage, sauf exceptions, ne trahit pas la pensée

Point de départ : le sens commun concevant le langage comme l'outil propre à traduire la pensée, les potentielles trahisons du langage ne sont que des erreurs de transmission que l'on peut réparer par un meilleur usage de la raison et du langage

La transparence du langage à la pensée rend impossibles les trahisons.

« Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement » écrit Boileau au 17e siècle. Si nos pensées sont claires et précises, leur expression dans le langage le sera également. Si nos idées, en revanche, sont confuses, embrouillées, ampoulées ou absurde, le langage les transmettra telles quelles. Un langage limpide reflète une pensée rigoureuse (comme dans une bonne dissertation), tandis qu'un jargon incompréhensible mettre en évidence une réflexion obscure et inaboutie.

Référence. Le classicisme du 17e siècle (Boileau, Malherbe, La Fontaine, Racine…).

La transparence du langage à la pensée, un travail perpétuel

Reste que le langage, comme la pensée, se travaillent pour gagner en évidence. René Descartes, qui trouve que le style des penseurs scholastiques (interprètes médiévaux d'Aristote) est aussi obscur que leurs conceptions de l'âme, du corps, du monde ou de Dieu, s'applique à élaborer une méthode de réflexion mais également un art d'écrire. Il lui faut établir de nouvelles définitions des concepts traditionnels de la métaphysique, être accessible à tous, allier l'élégance et la clarté dans l'écriture. Si Descartes propose plusieurs versions de sa nouvelle philosophie (Discours de la méthode, Méditations métaphysiques, Principes de la philosophie), c'est qu'il réélabore sa pensée pour la rendre toujours plus claire.

Référence. Descartes, Discours de la méthode.

Des trahisons inévitables ?

Mais si le philosophe réélabore son langage, c'est que la transparence du langage à la pensée n'a rien d'évident. Le philosophe écossais David Hume a ainsi publié un Traité de la nature humaine qui n'a connu aucun succès à cause de la difficulté de son langage. Hume a ensuite décidé de donner des versions plus claires de sa philosophie empiriste. C'est donc que son Traité trahissait, en tout cas obscurcissait, sa pensée, et qu'il a pu en donner une meilleure traduction langagière.
En réalité les trahisons, même temporaires, semblent inévitables. Une intuition philosophique peut prendre beaucoup de temps avant d'être exposée de manière adéquate. Il existe donc toujours un certain décalage entre une pensée et son expression parfaite. C'est bien pour cette raison que le travail sur le langage — orthographe, grammaire, style — est souvent aussi important que la rigueur de la pensée. C'est encore le cas pour une dissertation réussie.
Référence. Hume, début de l'Enquête sur l'entendement humain

Mettre en correspondance pensée et langage

Si le langage n'est pas toujours « en phase » avec la pensée, c'est au fond parce qu'on ne les travaille pas de la même manière. Le travail de la pensée est abstrait, tandis que l'attention à la langue porte sur des réalités emplies de sens parfois différents, sur des mots qui ont une histoire et diverses connotations. Il faut donc bien examiner une trahison plus essentielle de la pensée par le langage.

Le langage trahit fondamentalement la pensée

Parce que les idées n'ont pas la même nature que les mots, leurs univers ne peuvent jamais totalement coïncider.

Une pensée, des langages
La meilleure preuve de la trahison de la pensée par le langage est la multiplicité des langages. Non seulement il existe divers types de langage — on peut exprimer l'amour par des descriptions, des poèmes, des gestes, voire des équations mathématiques décrivant les processus cérébraux engagés —, mais il y a également diverses langues. Or, en passant d'une langue à une autre, à cause de différences irréductibles entre elles, la pensée initiale d'un auteur est nécessairement trahie. Cette trahison peut être dommageable — elle est parfois une richesse, signe de la réappropriation d'une pensée par une culture différente.

Pensée abstraite, langage vivant

En outre, le langage s'exprime par une matérialité — la voix humaine ou l'écriture — qui diffèrent par essence de l'abstraction de la pensée. En cela, et de manière irrémédiable, ce passage trahit la pensée initiale — qui n'était que pensée. La théorie de Platon sur la démocratie peut ainsi être exprimée par une voix polémique, haineuse, lucide, désespérée. Elle peut être expliquée de diverses manières, qui à chaque fois trahiront la pensée initiale de l'auteur.
Référence. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, chap.. VI, « Le corps comme expression et la parole »

Interpréter, c'est trahir
Au fond, le langage est toujours une interprétation de la pensée — de celles des autres, qui se donne par le langage, bien sûr, mais également de la sienne. Outre la question de la diversité des langues et de l'aspect concret du langage, le mise en forme de la pensée suit des règles grammaticales qui ne sont pas nécessairement celles de la pensée logique, et ne peut s'empêcher d'y adjoindre un point de vue, même implicite.

La pensée comme modèle utile à la reformulation des expressions spontanées

Au fond, la pensée pure n'existe pas. Si elle n'apparaît que dans sa "trahison langagière", il faut alors considérer les désaccords entre langage et pensée du point de vue du langage. La pensée se construirait à partir du langage. La pensée serait comme un modèle permettant de passer d'une formulation "brute" à une formulation plus claire


Le langage révèle nos désirs inconscients

Freud a montré que les lapsus, les associations verbales non contrôlées, les récits de rêves ou de notre enfance, trahissent des désirs inconscients refoulés. Ainsi le langage, lorsqu'il échappe à la maîtrise de la pensée consciente, révèle des vérités fondamentales sur nous-mêmes.


Référence. Freud, Introduction à la psychanalyse

Le langage littéraire révèle des pensées nouvelles

Le travail sur l'écriture, dans la littérature, permet de faire naître des idées nouvelles du langage lui-même. La tâche d'un poète ou d'un bon romancier, mais également d'un styliste de la philosophie comme Bergson ou Merleau-Ponty consiste à non seulement transmettre mais également produire de la pensée à travers l'écriture. Le langage, loin de n'être qu'un outil permettant la traduction de la pensée, en est plutôt le lieu d'apparition, ou d'incarnation.

La trahison de la pensée par le langage, essence de la pensée

La pensée n'existe en définitive que dans son dialogue « traître » avec le langage. Elle est critiquée par un langage formel comme la logique, dans une réélaboration constante. Elle est incarnée dans le corps parlant et gesticulant du locuteur. Elle est réinventée dans une écriture sophistiquée. A chaque langage correspond ainsi une réinvention créatrice de la pensée.

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