mercredi 24 avril 2013

Dissertation de français : méthode et exemple







Quelques éléments de méthode

Une dissertation est l'exposition convaincante d'une série d'arguments aboutissant à une ou plusieurs idées originales ou novatrices.

Les arguments mettent en valeur des « matières » qui réciproquement prouvent le bien-fondé de ces arguments. La mise en valeur des matières consiste à les identifier par des caractéristiques incontestables.

La mise en valeur, en littérature, se fait par la sélection de phrases, de mots, de rythmes, de structures.. Ce sont les citations.

Les caractéristiques viennent de connaissances qui apportent des concepts généraux. Par exemple, le Romantisme se caractérise par l'hyperbole : « le grand n'est grand qu'avec la vue du plus petit », par ex . : l’edelweiss se cueille sur les plus hauts sommets.

Une dissertation, étant une argumentation, doit se concevoir comme une démarche logique : si A=B, avec B=C, donc A=C

Ce qui est difficile, est l'identification de A, B et C.

A est le Sujet, qui au terme de la dissertation apparaît comme A = C. Autrement dit, par son identité avec C, A été enrichi, ou transformé. « Sujet » est synonyme de « passivité ». Sujet vient du mot « assujettir » . Cf. l'expression « les sujets du Roi ».

Le moteur de l'argumentation réside donc dans le terme B. Présent dans A, il possède une dynamique propre. La mission de la dissertation est d'identifier cette dynamique de B, et montrer comment elle s'exprime en A. B sera qualifié d'Objet car il se définit comme Objet d'une action. Cet Objet est actif car il est le support de l'action. Par exemple, dans l'expression « Je lis un livre », l'Objet « livre » autorise l'action de « lire » et donc révèle au « Je » le potentiel d'action de la lecture. Ainsi l' Objet « conte philosophique » (Candide de Voltaire) a révélé aux lecteurs du 18ème (aux Sujets) qu'une réflexion philosophique était possible hors des argumentations de type scolastique.

Le Sujet, étant passif, est en situation de problème, et attend une résolution de ses problèmes. Il est en quête d'Objets qui lui apporteront une solution.

L'expression « analyser le Sujet » est inexacte et trompeuse. La première action à faire par rapport à un sujet est de formuler les problèmes qu'il se pose, les problèmes qui le maintiennent dans son « assujettissement ».

Le début d'une dissertation est la mise en situation du sujet par rapport aux problèmes dans lesquels il est « pris ». Puis, le rédacteur va amener des Objets apportant un potentiel d'action, et avec la capacité d'action, des solutions possibles. Ce potentiel d'action de l'Objet, sera formulé comme C. La formulation logique devient :

Soit Sujet A possédant un Objet B / Je reçois « Candide » en cadeau

Avec Objet B = Potentiel d'action C / « Candide » initie aux questions de la philosophie

Donc Sujet A = Capacité d'action C / Je m'initie avec Candide aux questions de la philosophie.

Dans une dissertation, il s'agit de fournir au Sujet de multiples Objets dans une progression amenant une Liberté d'action de plus en plus grande. Nous noterons ainsi : B1, B2, B3, et C1, C2, C3..


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Appliquons ce cadre logique à une dissertation d'une élève de Lycée.

Dans le premier jet du texte, le lecteur ne voit pas « Qui est le sujet » ? Qui est en situation de problème ? Est-ce le roman ? Sont-ce les romanciers ? Sont-ce les critiques qui doivent évaluer les romans par rapport aux autres moyens de divertissement ? Est-ce enfin le théâtre qui est en concurrence avec le roman ? Si je n'ai pas de Sujet, je ne suis pas capable de produire un avis.

Nous allons dans le texte à la recherche de formulation de problèmes. Nous trouvons une question explicite :

« nous pouvons nous demander si divertir est la seule fonction du roman ? »

Nous repèrons aussi des questions implicites par des réponses :

« Le roman peut donc sous différentes manière dénoncer, instruire et aussi informer. Grâce à celui-ci, tout en lisant, on apprend. Cependant, il y a aussi d'autres moyens de se divertir. »

Voici ces questions implicites :

le roman n'est-il que le seul moyen de se divertir ? Quels sont les autres moyens ?

Le roman peut-il, en dehors du divertissement, dénoncer, instruire et informer ?

Le Sujet apparaît ici sous la figure d'une personne de notre époque qui évalue les diverses possibilités offertes par les différentes créations culturelles. La première de ces possibilités est le divertissement. Cependant, le Sujet constate que le roman occupe une place particulière. Plus que dans les autres genres, il y aurait ce paradoxe : plus il y a de fiction, plus il y a d'imaginaire, plus il y a une richesse de confrontation avec la réalité. Comment s'expliquer ce paradoxe ? Quels moyens utiliserait le roman pour, au sein de l'imaginaire, analyser en finesse la réalité de son époque ?

Cette mise en situation du Sujet et des problèmes qu'il se pose fournit le contenu de l'introduction.


1ère partie : les divertissements et la question du roman

Il y a différent moyens de se divertir : le théâtre, la bande dessinée, le cinéma.

A travers le théâtre comme Le malade imaginaire de Molière ; . le héros est ridicule mais attendrissant au fur et à mesure. Les personnages se moquent de lui, mais nous ferions de même avec un hypocondriaque. La médecine de l'époque est très fortement critiquée, un coup de maître de Molière. cette dernière pièce de Molière est une merveille, ne serait-ce que dans les jeux de mots ou dans l'attitude d'Argan. Celui-ci, se croyant fort malade, fait souffrir toute sa famille jusqu'à ce que son frère (symboliquement Molière) intervienne. Il va faire une critique plus sérieuse sur les médecins et persuader Argan de devenir lui-même un médecin ! La pièce finit donc sur une énorme farce, où toute la communauté médicale est tournée en dérision. Cette pièce demeure rafraîchissante, drôle et caustique.
Mais encore, la BD comme Astérix ; Fascinant et poignant. Voilà qui définit parfaitement Astérix, c'est BD est épique. Et les scènes d'action ne manque pas .. Le tout est imprégné d'une atmosphère pénétrante et fascinante ou se mêle amour, magie et trahison.
Et enfin, le cinéma comme Shreck de , ce film est vraiment hilarant. C'est un film bien plus recherché qu'il en a l'air, il grouille de référence, c'est ça qui lui donne un peu de profondeur et " d'intellectualité.". Il s'y trouve une couche de gags et de trouvailles irrésistibles. Drôle et rythmé de bout en bout, ce film plus animé que jamais est une friandise pour les petits et un plat de résistance active pour les adultes qui auront conservé une âme d'enfant. Que d'humour et de références, avec autant de finesse. Avec des personnages secondaires vraiment attachants aux personnalités très originales et drôles.

Le roman également divertit. Il est connu pour cela. Souvent les romanciers disent que divertir le lecteur est un des objectifs premiers du roman qu'ils ont écrit. Il raconte une histoire dans le but de distraire, en éloignant le lecteur du réel, en lui permettant d'échapper à son quotidien, en l'amusant. Avant, à cause du divertissement qu'il apportait, il était considéré comme un sous-genre de la littérature.

Il acquit ses lettres de noblesse dès le début du XIXème siècle, en partie grâce à de grands romanciers tels Balzac, Flaubert ou encore Stendhal. Comment ce genre s'est-il peu à peu imposé face aux différents genre littéraires ? Pourquoi, encore de nos jours, s'impose-t-il autant ? En divertissant avec une fiction, comment le roman remplit également d'autres fonctions qui caractérisent l'art : nous informer, nous faire passer des idées pour nous faire réagir, nous faire dénoncer des scandales, nous instruire ?
Il nous faut caractériser la façon dont le roman nous divertit pour comprendre la force de la fiction romanesque. Dans « divertissement », on entend le mot « divers ». Dans un premier temps, nous analyserons ce qui caractérise le « divers » du roman comme capacité à informer, sensibiliser, instruire. Dans un second temps, nous examinerons sa puissance d'analyse de la réalité.

2ème partie : de quel « divers est le roman ?

Le roman nous divertit, par la sortie de la banalité du quotidien, par la rêverie sur des choses irréelles, par exemple à travers la sciences fiction comme Je suis une légende de Nathalie Serval. Chaque jour, l'homme doit organiser son existence solitaire dans une cité abandonnée, vidée de ses habitants par une étrange épidémie. Un virus incurable qui contraint les hommes à se nourrir de sang et les oblige à fuir les rayons du soleil.. Chaque nuit, les vampires le traquent jusqu'aux portes de sa maison, cherche refuge contre de nombreux visages familiers de ses anciens voisins ou même de sa propre femme. Chaque nuit est un cauchemar pour le dernier homme, l'ultime survivant d'une espèce à présent légendaire. Ce roman est rempli phénomène irréels comme les vampires et ce fameux virus, des choses qui ne pourraient jamais se produire dans notre réalité mais qui poussent nos pensées hors de nos limites.

Mais aussi, le roman est une recherche de cet au-delà de la réalité qu'est l'amour. A travers des romans d'amour comme Le Rouge et le Noir de Standhal, les tourments de l'amour montrent une époque où chacun se cherche réellement se trouver. C'est surtout lors de la seconde la vie du héros à Paris comme secrétaire de monsieur de La Mole, lors de son déchirement entre ambitions et sentiments qui nous apprécier ce roman. L'exaltation du sentiments amoureux mais aussi les conséquences des sentiments amoureux qui peuvent nous mener à la mort. Il nous divertit, au sens de « divergence ». Le roman nous fait diverger de cette route qu'est cette banalité de l'amour qui se résume toujours aux mariages et aux nombreux enfants issus de celui-ci.

A travers des romans policiers, tel que Mort le Nil de Agatha Christie. Le roman est basé sur le crime, mais aussi sur la soif de l'argent, le jeu de la comédie : la trahison, La tactique de Poirot et enfin l'amour. En lisant le roman, que d'intrigues, de choses qui se passent qui font partir le lecteur dans un autre monde. Les monstres, les criminels, les êtres dont l’intérêt même est de faire exception, ont l’avantage, non seulement d’être prétexte à des histoires hors du commun et de nous faire frémir à l’idée d’une telle éventualité, mais aussi de nous rappeler qu’il existe dans notre âme des replis inexplorés, des pulsions restées au stade du subconscient qui, grâce à la lecture, se révèlent à notre regard plus clairement, plus profondément.

Remarquons que le divertissement comme route vers le futur et vers les passions amoureuses, financières, inconscientes est provoqué par la construction d'une réalité seconde aussi forte que notre réalité quotidienne.

Regardons-nous lorsque nous refermons le roman : nous nous réveillons à proprement parler, nous nous frottons les yeux, nous nous étirons, nous nous ébrouons : nous sentons nettement qu’en revenant à la réalité, l’âme des personnages nous a quittés ; et, si le livre nous a plu, nous regrettons cet état de griserie.

3ème partie : Les différentes réalités construites dans les romans

A partir du moment où le roman crée, grâce à la fiction, une autre réalité, il y un mécanisme de comparaison entre la réalité de la fiction et la réalité que nous vivons. Cet mécanisme de comparaison, au premier degré, nous instruit de nouveaux possibles, et à un second dégré nous informe et sensibilise à un danger.

Tel que Pantagruel de Rabelais, le roman nous instruit en s’appuiant sur de nombreux domaines comme le littéraire et la science. Nous pouvons remarquer une brève référence au domaine artistique avec la musique mais cela n’est pas le plus important pour Rabelais. Rabelais exprime son éducation idéale à travers ce récit. Il démontre que l’idéal social, moral et religieux sont complémentaires de l’idéal intellectuel. Ce livre nous instruit de la totalité de la vie, en prenant le bon comme le mauvais côté.

Comme nous le montre Germinal de Zola Il nous informe sur le monde des mineurs, de leurs conditions de vie, de celles de leurs familles. On imagine sans peine la répression des grèves. Il informe également sur les mauvaises conditions de travail, les mauvais traitements et pour faire crédit les moyens ignobles qu'exigent les patrons des boutiques. Période de famine, décès dans les mines,.. à nous, descendants de ces personnes, Un ouvrage qui nous fait ressentir à quel point la vie était difficile.

Enfin, le roman peut aussi dénoncer, comme par exemple La ferme des animaux de Georges Orwell qui décrit une ferme dans laquelle les animaux se révoltent puis prennent le pouvoir et chassent les hommes.

La mise en scène d'animaux est une technique vraiment intéressante et c'est presque un conte qu'Orwell a écrit. Comment ne pas se prendre d'affection pour tout ses animaux ? L'utilisation d'animaux par l'auteur, par l'émotion qu'elle crée est une excellente idée et le conte un excellent moyen de faire passer un message.

Petit à petit dans l'organisation sociale devient une dictature. Ce livre est évidemment une critique du système totalitaire russe instauré par Staline suite aux révolutions de 1917. Sans entrer dans des considérations historiques approfondies, chaque animal fait référence à un personnage de l'histoire de cette période. A travers sa fable, Orwell - qui était fondamentalement opposé au système soviétique - dénonce notamment le culte de la personnalité de Napoléon, un cochon qui dirigera assez vite La Ferme. Le culte de la personnalité se retrouvant de manière prépondérante dans le régime stalinien - et dans nombre de régimes dictatoriaux et fascistes.

Conclusion

A rédiger selon le nouveau plan...


Conseils pour le plan détaillé et la rédaction

La rédaction de la dissertation.

Lors de la rédaction s'exprimer à la troisième personne du singulier ou à la première personne du pluriel, afin de donner un caractère général au propos. Ne pas mêler l’emploi du pronom indéfini « on » à celui du pronom « nous ». Exclure l’emploi de la 1ère personne.

Composer un paragraphe

Le paragraphe constitue l’unité de base du plan, il en est également l’unité de sens, puisqu’il détermine la progression de l’analyse au travers de la présentation des arguments successifs.

Sa longueur moyenne est de dix à douze lignes, et il se compose des éléments suivants :

- « l' idée » qui est un argument de la thèse défendue

- l' argumentation qui justifie l’idée-argument en développant sa logique (A=B, B=C, donc A=C)

- un ou deux exemples précis, illustrant l’argumentation proposée.


Planifier la présentation des arguments
  • Le plan analytique

Ce plan organise les arguments selon la progression suivante :

Constat ou description d’une situation (A)

Analyse des causes ( A= B1 + B2 + B3 + B4 )

Analyse des conséquences ( B1 = C1 + B2 = C2 + B3 = C3 + B4 = C4 )

Proposition de solutions.

Donc ( A1 = C1 + A2 = C2 + A3 = C3 + A4 = C4 )

  • Le plan thématique
Particulièrement adapté aux sujets qui invitent à aborder différents aspects d’une question, le plan thématique permet un approfondissement progressif. Pour éviter l'effet « catalogue figé d’arguments », les idées-arguments successifs seront présentés du plus conventionnel (l'opinion acceptée par la plupart) au plus original (l'opinion rare). La démarche consiste à démontrer que l'opinion rare est l'aboutissement logique d'opinions acceptées par beaucoup.

A1=B1 avec B1=C1 donc A1=C1

DONC C1=A2 A2=B2 et B2=C2 donc A2=C2

DONC C2=A3, etc..

  • Le plan dialectique
Ce plan comporte trois étapes : Thèse / Antithèse / Synthèse, plus rarement deux : Thèse/Antithèse. Il convient aux sujets qui invitent à discuter un point de vue ( oui et non).

Thèse A=B1,B2,B3, … avec B1,B2,B3 = C1,C2,C3 … donc A= C1, C2, C3

Anti Thèse A=B4,B5,B6, … avec B4,B5,B6 = C4, C5, C6 … donc A= C4, C5, C6

Synthèse où A = C1, C2, C3 + C4, C5, C6 avec B = B7, B8 et B7, B8 = C7, C8

DONC : A = C1, C2, C3 + C4, C5, C6 + C7, C8

La « synthèse », phase délicate de la démarche, n'est surtout pas un compromis entre la thèse et l’antithèse : elle vise à dépasser l’opposition apparente selon une perspective plus large. L'analyse logique montre que la composition en trois étapes Thèse / Antithèse / Synthèse revient à animer l'exposé des arguments selon la mise en scène d'un dialogue entre deux protagonistes, afin de valoriser les deux derniers arguments C7 et C8.

Pour construire les arguments de synthèse, il faut identifier le point de vue commun (les présupposés communs ) à la thèse et l'antithèse pour introduire un pont de vue alternatif et plus analytique ; par exemple si thèse et antithèse ont en commun l'idée que le changement dans un genre est lié à l'époque, la synthèse amènera l'idée d'une autonomie de ces changements dans une même époque, autonomie visible dans les différences entre pays. Approfondissement de la réflexion, elle prend la forme d’une nouvelle thèse qui intègre les arguments exposés dans la thèse et l'antithèse.

Attention ce plan, efficace quand l'argumentation est solide, devient fragile quand les arguments d'une thèse semblent de qualité moindre que les arguments de la thèse opposée.

D’une façon générale, dans la dissertation littéraire, les plans en trois parties permettent de construire une réflexion dynamique et convaincante parce qu'équilibrée (figure du triangle).

Insérer un exemple et/ou une citation

L’exemple ne se limite pas à une simple allusion au texte : il doit s’accompagner d’un développement explicitant ses liens avec l’argumentation.

La citation valorise votre copie à condition d’être exacte.

Les transitions

Les phrases de transition relient entre elles les grandes parties du plan. Leur fonction est double : conclure la partie qui s’achève, introduire la partie consécutive.

La première phrase énonçe explicitement l’idée directrice du développement qui suit.La transition peut être isolée dans un paragraphe autonome ou bien s’intégrer à la partie qu’elle clôt.


Introduire et conclure

  • L’introduction
Présentée dans un paragraphe distinct de la première partie, elle comporte trois parties :

- une phrase situant le sujet dans un thème plus général, une réflexion historique ou Littéraire : elle aiguise l’intérêt du lecteur

- la citation du sujet, reformulée si la phrase est longue,

- et la présentation de la problématique, sous forme de question

  • La conclusion

Détachée de la dernière partie, elle ne prolonge pas le développement. Elle comporte deux ou trois étapes, en fonction du sujet :

- un bilan, récapitulant l’essentiel de ce à quoi on a abouti dans l’argumentation ;

- une réponse claire à la question posée, si le sujet sollicitait votre point de vue ;

- un élargissement de la réflexion.

vendredi 19 avril 2013

Art & liberté : une dissertation


Art et Liberté : exemple de commentaire
Questions préalables en introduction :

  • L’art peut-il avoir la liberté de tout traiter, de tout montrer, de tout exprimer ?
  • L’artiste est souvent dépendant des finances des collectionneurs ou des commandes du pouvoir politique ! Concrètement, l’artiste est-il libre ?
  • Si tous les hommes sont libres, est-ce que l’artiste est moins libre que les autres ?
  • L’artiste peut-il exprimer sa liberté à travers un langage artistique ?


1. Le statut des artistes dans la société

1.1. La critique de Platon et  l’encouragement d’Aristote à tout connaître

Selon Platon, l’artiste peut imiter toutes les choses, et donner l’illusion que les choses imitées sont présentes. Seulement, l’imitation porte sur une petite partie de la chose. L’art détourne de la véritable imitation qui est imitation de l’Idée. L’art encourage l’ignorance.

L'art d'imiter est donc bien éloigné du vrai, et, s'il peut tout exécuter, c'est, semble-t-il, qu'il ne touche qu'une petite partie de chaque chose, et cette partie n'est qu'un fantôme. Nous pouvons dire, par exemple, que le peintre nous peindra un cordonnier, un charpentier ou tout autre artisan, sans connaître le métier de chacun d'eux.

Par contre Aristote, en reprenant la notion d’imitation, en fait une activité essentielle de la nature humaine et à la connaissance de toute chose. L’imitation serait une forme d’acquisition de connaissance qui donne du plaisir.

Le fait d'imiter est inhérent à la nature humaine dès l'enfance; et ce qui fait différer l'homme d'avec les autres animaux, c'est qu'il en est le plus enclin à l'imitation : les premières connaissances qu'il acquiert, il les doit à l'imitation, et tout le monde goûte les imitations.

L’imitation nous permet d’accepter des réalités déplaisantes, puis de les connaître.

La preuve en est dans ce qui arrive à propos des oeuvres artistiques ; car les mêmes choses que nous voyons avec peine, nous nous plaisons à en contempler l'exacte représentation, telles, par exemple, que les formes des bêtes les plus viles et celles des cadavres.

L’imitation permettrait la manifestation  du plaisir d’apprendre, et susciterait l’envie d’apprendre.

.. le fait d'apprendre est tout ce qu'il y a de plus agréable non seulement pour les philosophes, mais encore tout autant pour les autres hommes ;


Comme la connaissance porte sur la totalité des choses, l’imitation porte sur tout ce qu’il y a à connaître. Cependant, comme l’imitation donne du plaisir, il est possible d’orienter la connaissance sur tel ou tel domaine.

L’artiste, pour Aristote, devient responsable des choix de ses imitations. Tout peut être imité, mais des priorités s’imposent d’acquisition de connaissances. L’artiste est également, à suivre Platon, responsable du peu de connaissance qu’il apporte, en se contentant de faire illusion du vrai.

Pour Platon, c’est lorsque l’imitation devient production de  la chose que la connaissance est complète, car la connaissance devient complète lorsqu’elle est connaissance des Idées.

Pour les grecs, l’art ouvre un droit et un plaisir : la liberté de tout connaître et de prendre du plaisir à la rencontre du vrai. Cependant pour Platon, la priorité donnée aux Idées, aboutit à une hiérarchie entre les choses produites. Le lit de l’artisan est plus chargé de connaissance que l’image du lit faite par l’artiste.


  1. 2 L’art comme expression des priorités du Pouvoir symbolique religieux, politique,   ou économique

Les œuvres d’art se mettent au service des priorités du pouvoir, et produisent des choses qui donnent une présence aux valeurs. C’est une expression matérielle.

L’art au service ..

- du pouvoir symbolique : les masques rendent présent les Dieux

- de la religion : les églises et les peintures rendent présent la vierge et le christ

- de la politique : la Joconde exprime le changement culturel à la Renaissance ; les peintures et les opéras maoïstes expriment les valeurs de la Révolution culturelle. Les statues des grands hommes expriment les valeurs de la République  française.

- de l’économie : la peinture hollandaise exprime les valeurs des négociants ; l’art moderne devient un moyen de valorisation des « puissants actuels »

Transition

L’artiste ouvre donc des espaces de liberté, mais n’est pas libre pour lui-même. Il est amené à se censurer pour pratiquer son art. Y-a-t-il un espace où l’artiste est libre ?


2. L’artiste est-il libre ?

2.1 De quelle nature est la capacité créative de l’artiste ?

Pour Platon, le poète exerce sa capacité à chanter lorsqu’il renonce à la raison pour être inspiré par un Dieu, ou comme on dit par la Muse

C'est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n'est pas en état de créer avant d'être inspiré par un dieu, hors de lui, et de n'avoir plus son esprit en lui-même ; tant qu'il garde la faculté de raison, tout être humain est incapable de faire œuvre poétique et de chanter des oracles.

L’espace de liberté de l’artiste est donc restreint à un espace divin et plus particulièrement à l’espace d’un seul Dieu. Cette restriction s’exprime par la spécialisation dans la maîtrise d’un genre.

.. chacun d'eux n'est capable de composer avec succès que dans le genre où il est poussé par la Muse : l'un dans les dithyrambes,  l'autre dans les éloges ; celui-ci dans les hyporchèmes, celui-là dans l'épopée  ; tel autre dans les iambes ; dans le reste, chacun d'eux est médiocre. Car ce n'est point par l'effet d'un art qu'ils par­lent ainsi, mais par un privilège divin ..

Et tous ces genres relèvent de la seule poésie. Platon refuse alors de considérer la maîtrise d’un genre comme un art.

.. s'ils savaient, en vertu d'un art, bien parler sur un sujet, ils le sauraient aussi pour tous les autres.

Aristote note également l’importance des genres, mais selon lui, chaque genre est lié à la relation entre l’objet imité et le caractère du poète. Comme l’imitation est une faculté naturelle, le genre dépend du caractère naturel de l’artiste. La transformation des genres s’est faite par progressions successives, où une imitation imite une imitation antérieure. Le genre se définit progressivement dans un approfondissement de la relation entre l’objet imité et le caractère de l’imitateur. C’est une création par auto-réflexion.

Comme le fait d'imiter, ainsi que l'harmonie et le rythme, sont dans notre nature (je ne parle pas des mètres qui sont, évidemment, des parties des rythmes), dès le principe, les hommes qui avaient le plus d'aptitude naturelle pour ces choses ont, par une lente progression, donné naissance à la poésie, en commençant par des improvisations.
La poésie s'est partagée en diverses branches, suivant la nature morale propre à chaque poète. Ceux qui étaient plus graves imitaient les belles actions et celles des gens d'un beau caractère; ceux qui étaient plus vulgaires, les actions des hommes inférieurs, lançant sur eux le blâme comme les autres célébraient leurs héros par des hymnes et des éloges.

Nous sommes en mesure de considérer comme identique la relation au genre chez Platon et chez Aristote. Chez Platon, la relation du poète à son Dieu peut  s’analyser comme un rapport d’imitation. Chaque poète chante comme chante son Dieu.

Le poète, l’artiste en général, seraient-ils contraint par leur genre ? Seraient-ils absolument dépendant du rapport réflexif du genre par rapport à lui-même ?  Cela aurait pour conséquence de refuser tout droit de l’artiste à être libre.

2.2 L’artiste comme médiateur de la Nature

Kant propose une alternative. Certains artistes seraient plus libres que d’autres. Ces artistes-là, Kant les nomme comme « Génie ». Cette liberté consiste à inventer des règles originales.

Le génie est le talent de produire ce dont on ne peut donner de règle déterminée par conséquent l'originalité est sa première qualité.

Les autres artistes ne seraient que d’habiles artisans, qui appliquent une règle inventée par l’artiste génial.

l'habileté qu'on peut montrer en faisant ce qu'on peut apprendre suivant une règle

Cependant la liberté que possède le Génie à créer des règles n’est pas du registre de la connaissance. Le Génie ne sait pas  ce qu’il fait, au sens d’une connaissance consciente, d’une conscience qui accompagne la connaissance.

il … ne sait pas lui-même comment les idées s'en trouvent en lui;

Kant reprend à Platon la notion d’inspiration et à Aristote la notion de Nature donnée à la naissance. C’est la Nature qui guide l’artiste.

il donne la règle par une inspiration de la nature …étant redevable à son génie, qui signifie l'esprit particulier qui a été donné à un homme à sa naissance, qui le protège, le dirige et lui inspire des idées originales


Conclusion

Il apparaît que dans ce parcours historique – Platon, Aristote, Kant - l’artiste n’est pas considéré comme un être libre.

L’artiste est celui qui donne aux autres une capacité de liberté, alors que lui-même, il est assujetti à un Dieu ou à un caractère donné par la Nature. L’artiste n’est qu’un médiateur. Soit, il est le médiateur d’un Dieu, soit il est médiateur de la Nature.

La question est ouverte : comment les artistes peuvent-ils se donner une capacité de liberté ?

Art & liberté


Extraits de textes


Platon : L'art n'est qu'imitation et illusion 

Dans La République, Platon bannit la poésie de la cité idéale. Sur quoi est fon­dée cette exclusion ? Sur l'idée que la poésie est génératrice d'illusion, tout comme la peinture. Dans ce texte, Socrate dialogue avec Glaucon.

- Ces lits ne se présentent-ils pas sous trois formes ? l'une qui est la forme naturelle1 et dont nous pouvons dire, je crois, que Dieu est l''auteur, autrement qui serait-ce?

- Ce ne peut être que lui, à mon avis.

- Puis une deuxième, celle du menuisier.

- Oui, dit-il.

- Et une troisième, celle du peintre, n'est-ce pas?

- Soit.

- Ainsi peintre, menuisier, Dieu, ils sont trois qui président à trois espèces de lit.

- Oui, trois.

- Ce que le peintre se propose d'imiter, est-ce, à ton avis, cet objet unique même qui est dans la nature, ou est-ce que ce sont les ouvrages des arti­sans?

- Ce sont les ouvrages des artisans, dit-il. (…)

- Maintenant considère ceci. Quel but se propose la peinture relativement à chaque objet ? Est-ce de représenter ce qui est tel qu'il est, ou ce qui paraît tel qu'il paraît ; est-ce l'imitation de l'apparence 3 ou de la réalité ?

- De l'apparence, dit-il.

- L'art d'imiter est donc bien éloigné du vrai4, et, s'il peut tout exécuter, c'est, semble-t-il, qu'il ne touche qu'une petite partie de chaque chose, et cette partie n'est qu'un fantôme. Nous pouvons dire, par exemple, que le peintre nous peindra un cordonnier, un charpentier ou tout autre artisan, sans connaître le métier de chacun d'eux; il n'en fera pas moins, s'il est bon peintre, illusion aux enfants et aux ignorants, en peignant un charpentier et en le montrant de loin, parce qu'il lui aura donné l'apparence d'un char­ pentier véritable.

PLATON, LA REPUBLIQUE, LlVRE X, p. 86, 87, 88 © LES BELLES-LETTRES.


1. l.a forme naturelle: il s'agit ici du lit ori­ginel, de l'essence même du lit, de l'Idée du lit. Cette essence du lit, c'est Dieu qui l'a fabriquée.

2. Ce qui est, tel qu'il est l'être véritable, ce qui est du domaine de l'essence.

3. L'apparence : l'aspect du réel qui nous trompe, par opposition au réel, à la réalité véritable. Ce qu'imite l'artiste, ce n'est pas la réalité qu'est l'Idée, mais bien une ap­parence sensible.

4.Vrai : ici, l'Idée, l'essence.

Platon : L'inspiration 

Socrate s'adresse à Ion, dont le métier est de dire des poèmes écrits par d'autres. Est posé, dans ce texte, le problème fameux de l'inspiration artistique. Aux yeux de Platon, ce n'est pas de sang- froid que l'artiste travaille, mais par suggestion divine. Cf. ce que dit Kant, à propos du génie. 

C'est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n'est pas en état de créer avant d'être inspiré par un dieu, hors de lui, et de n'avoir plus son esprit en lui-même ; tant qu'il garde la faculté de raison, tout être humain est incapable de faire œuvre poétique et de chanter des oracles.

Par suite, comme ce n'est point en vertu d'une technique1 qu'ils font oeuvre de poètes en disant tant de belles choses sur les sujets qu'ils traitent, comme toi pour Homère, mais par un privilège divin2,  chacun d'eux n'est capable de composer avec succès que dans le genre où il est poussé par la Muse : l'un dans les dithyrambes,  l'autre dans les éloges ; celui-ci dans les hypor­chèmes, celui-là dans l'épopée  ; tel autre dans les iambes ; dans le reste, chacun d'eux est médiocre. Car ce n'est point par l'effet d'un art qu'ils par­lent ainsi, mais par un privilège divin, puisque, s'ils savaient, en vertu d'un art, bien parler sur un sujet, ils le sauraient aussi pour tous les autres.

Et si la Divinité leur ôte la raison, en les prenant pour ministres, comme les prophètes et les devins inspirés, c'est pour nous apprendre à nous, les auditeurs

1. Technique : ensemble de règles de production particulières au genre

2. Par un privilège divin : un don divin, une grâce des Dieux. le "Don divin" s'oppose à la science, "episteme". Prophètes, devins, poètes, possèdent ce don, donc devins et inspirés.




Aristote : Imiter pour apprendre, se donner du plaisir par la surprise

CHAPITRE III
Différentes sortes de poésie selon la manière d'imiter.

I. La troisième différence consiste dans la manière d'imiter chacun de ces êtres. En effet, il est possible d'imiter le même objet, dans les mêmes circonstances, tantôt sous forme de récit et en produisant quelque autre personnage, comme le fait Homère, ou bien le personnage restant le même, sans qu'on le fasse changer, ou encore de telle façon que les sujets d'imitation soient présentés agissant et accomplissant tout par eux-mêmes.
L'imitation comporte donc les trois différences que voici, comme nous l'avons dit en commençant : les circonstances où elle a lieu, son objet, son procédé.
Par l'une, Sophocle est un imitateur dans le même sens qu'Homère, car tous deux imitent des êtres meilleurs ; par la seconde, il l'est dans le même sens qu'Aristophane, car tous deux imitent en mettant leurs personnages en action.

II. De là le nom de drames (δράματα), donné à leurs oeuvres, parce qu'ils imitent en agissant (δρῶντες).
De là vient aussi que les Doriens revendiquent la tragédie et la comédie, les Mégariens, la comédie, ceux de ce pays alléguant que celle-ci est née sous le règne du gouvernement démocratique, et ceux de Sicile par la raison que le poète Épicharme était originaire de cette île et vivait bien avant Chionide et Magnès.

III. La comédie est revendiquée aussi par ceux du Péloponnèse, qui se fondent sur un indice fourni par les noms ; car ils allèguent que chez eux village se dit κώμα, et chez les Athéniens dème ; de sorte que les comédiens sont appelés ainsi non pas du mot κωμάζειν (railler), mais de ce que, repoussés avec mépris hors de la ville, ils errent dans les villages. Ils ajoutent que agir se dit chez eux δρᾶν, et chez les Athéniens πράττειν.

IV. Voilà pour le nombre et la nature des différences que comporte l'imitation.


CHAPITRE IV
Origine de la poésie, - Divisions primitives de la poésie. Epopée ; poésie ïambique (ou satirique). - Origine de la tragédie et de la comédie. - Premiers progrès de la tragédie.

I. Il y a deux causes, et deux causes naturelles, qui semblent, absolument parlant, donner naissance à la poésie.

II. Le fait d'imiter est inhérent à la nature humaine dès l'enfance; et ce qui fait différer l'homme d'avec les autres animaux, c'est qu'il en est le plus enclin à l'imitation : les premières connaissances qu'il acquiert, il les doit à l'imitation, et tout le monde goûte les imitations.

III. La preuve en est dans ce qui arrive à propos des oeuvres artistiques ; car les mêmes choses que nous voyons avec peine, nous nous plaisons à en contempler l'exacte représentation, telles, par exemple, que les formes des bêtes les plus viles et celles des cadavres.

IV. Cela tient à ce que le fait d'apprendre est tout ce qu'il y a de plus agréable non seulement pour les philosophes, mais encore tout autant pour les autres hommes ; seulement ceux-ci ne prennent qu'une faible part à cette jouissance.

V. Et en effet, si l'on se plaît à voir des représentations d'objets, c'est qu'il arrive que cette contemplation nous instruit et nous fait raisonner sur la nature de chaque chose, comme, par exemple, que tel homme est un tel ; d'autant plus que si, par aventure, on n'a pas prévu ce qui va survenir, ce ne sera pas la représentation qui produira le plaisir goûté, mais plutôt l'artifice ou la couleur, ou quelque autre considération.

VI. Comme le fait d'imiter, ainsi que l'harmonie et le rythme, sont dans notre nature (je ne parle pas des mètres qui sont, évidemment, des parties des rythmes), dès le principe, les hommes qui avaient le plus d'aptitude naturelle pour ces choses ont, par une lente progression, donné naissance à la poésie, en commençant par des improvisations.

VII. La poésie s'est partagée en diverses branches, suivant la nature morale propre à chaque poète. Ceux qui étaient plus graves imitaient les belles actions et celles des gens d'un beau caractère; ceux qui étaient plus vulgaires, les actions des hommes inférieurs, lançant sur eux le blâme comme les autres célébraient leurs héros par des hymnes et des éloges.

VIII. Des poètes antérieurs à Homère, il n'en est aucun dont nous puissions citer une composition dans le genre des siennes ; mais il dut y en avoir un grand nombre. A partir d'Homère, nous pouvons en citer ; tels, par exemple, son Margitès et d'autres poèmes analogues, parmi lesquels le mètre ïambiques prit aussi une place convenable ; et même on l'appelle aujourd'hui l'iambe parce que c'est dans ce mètre que l'on s'ïambisait mutuellement (que l'on échangeait des injures).

IX. Parmi les anciens, il y eut des poètes héroïques et des poètes ïambiques. Et, de même qu'Homère était principalement le poète des choses sérieuses (car il est unique non seulement comme ayant fait bien, mais aussi comme ayant produit des imitations propres au drame), de même il fut le premier à faire voir les formes de la comédie, en dramatisant non seulement le blâme, mais encore le ridicule ; en effet, le Margitès est aux comédies ce que l'Iliade et l'Odyssée sont aux tragédies.

X. Dès l'apparition de la tragédie et de la comédie, les poètes s'attachant à l'une ou à l'autre, suivant leur caractère propre, les uns, comme auteurs comiques remplacèrent les poètes ïambiques, et les autres, comme monteurs de tragédies, remplacèrent les poètes épiques, parce qu' il y a plus de grandeur et de dignité dans cette dernière forme que dans l'autre.

XI. Pour ce qui est d'examiner si la tragédie est, ou non, dès maintenant, en pleine possession de ses formes, à la juger en elle-même ou par rapport à la scène, c'est une question traitée ailleurs (13).

XII. Ainsi donc, improvisatrice à sa naissance, la tragédie, comme la comédie, celle-ci tirant son origine des poèmes dithyrambiques, celle-là des poèmes phalliques, qui conservent, encore aujourd'hui, une existence légale dans un grand nombre de cités, progressa peu à peu, par le développement qu'elle reçut autant qu'il était en elle.

XIII. Après avoir subi de nombreuses transformations (14) , la tragédie y a mis un terme, puisqu'elle avait revêtu sa forme naturelle (15).

XIV. Vint ensuite Eschyle qui, le premier, porta le nombre des acteurs de un à deux, amoindrit la fonction du choeur et donna le premier rôle au discours parlé. Sophocle institua trois acteurs et la mise en scène.

XV. Quant à l'importance de la tragédie, partie de fables légères et d'un langage plaisant ; vu le caractère satirique de son origine, elle mit du temps à prendre de la gravité, et son mètre, de tétramètre, devint ïambique ; car, primitivement, on employait le tétramètre, attendu que cette forme poétique est celle de la satire et plus propre à la danse. Puis, lorsque vint le langage parlé (16), la nature trouva elle-même le mètre qui lui convenait ; car le mètre le plus apte au langage, c'est l'ïambe ; et la preuve, c'est que, dans la conversation, nous frisons très souvent des ïambes, des hexamètres rarement et seulement lorsque l'on quitte le ton de la conversation.

XVI. Puis on parle encore de quantité d'épisodes et des autres accessoires destinés à orner chaque partie. Ainsi donc voilà tout ce que nous avions à dire là-dessus, car ce serait assurément une grande affaire que de nous arrêter à chaque détail en particulier.


(13) Cp. le chapitre XXVI et dernier.

(14) Résumé d'une note de G. Hermann. - 1ère forme de la tragédie : La tragédie est issue de ceux qui chantaient le dithyrambe. - 2e forme : Improvisations satiriques. - 3e : Thespis, inventeur du drame tragique, comportant un personnage unique qui dialoguait avec le choeur. - 4e : Phrynichus, disciple de Thespis, introduit les personnages de femmes. - 5e : Pralinas, de Phlionte, inventeur du drame satirique. - 6e : Eschyle produit un second personnage ; mise en scène plus brillante plus grande place donnée au mètre ïambique, au détriment du chant chorique. - 7e : Sophocle institue un troisième personnage et ajoute encore à l'éclat de la mise en scène. - 8e : Introduction d'un quatrième personnage, ce qu'on appelait paraxoreghma

(15) Traduction de M. Egger : "La tragédie se développa peu à peu, l'art du poète aidant à ses progrès naturels, et elle ne cessa de se transformer que lorsqu'elle eut trouvé son propre génie".

(16) Lorsque le monologue, puis le dialogue, ne fut plus exclusivement chanté.




Kant : Le génie 

Ce texte se trouve dans la Déduction des jugements esthétiques purs. Il propose des considérations sur la notion de « génie», parmi d'autres considérations sur les beaux-arts. 

I1 est facile maintenant de comprendre ce qui suit:

1. Le génie1est le talent de produire ce dont on ne peut donner de règle2 déterminée, et non pas l'habileté qu'on peut montrer en faisant ce qu'on peut apprendre suivant une règle ; par conséquent l'originalité est sa première qualité.

2. Comme il peut y avoir des extravagances originales, ses productions doivent être des modèles, elles doivent être exemplaires 3 et, par conséquent originales elles-mêmes; elles doivent pouvoir être proposées à l'imitation, c'est-à-dire servir de mesure ou de règle d'appréciation.

3. Il ne peut lui-même décrire ou montrer scientifiquement comment il accomplit ses productions, mais il donne la règle par une inspiration de la nature et ainsi l'auteur d'une production, en étant redevable à son génie, ne sait pas lui-même comment les idées s'en trouvent en lui; il n'est pas en son pouvoir d'en former de semblables à son gré et méthodiquement et de communiquer aux autres des préceptes qui les mettent en état d'accomplir de semblables producùons. (C'est pour cela sans doute que le mot génie a
été tiré du mot genius, qui signifie l'esprit particulier qui a été donné à un homme à sa naissance, qui le protège, le dirige et lui inspire des idées ori­ginales.)

KANT, CRITIQUE DU JUGEMENT, p. 253, LAGRANGE 


1. Définition conforme à l'étymologie 

2. Règle : norme indiquant la marche à suivre

3. Exemplaires : les productions du génie fournissent des exemples, des modèles, elles sont imitées en tant que modèles (par exemple, Les Fleurs du Mal seront des mo­dèles pour le Parnasse, le Symbolisme, etc.).

4. Il donne la règle par une inspiration de la nature : ily a, dans le génie, un élément na­ turel, un don inné, quelque chose de spon­ tané, fournissant règles et normes.


Hegel : L'art est l'esprit se prenant pour objet 

Ces lignes sont extraites des cours d'Esthétique de Hegel, qui s'attache à l'art, révélant la vérité sous une forme sensible. Aussi l'art, qui ne transcende pas tota­lement cette forme empirique, va-t-il se dépasser dans la religion et la philosophie. 

On accordera d'abord que l'esprit a la faculté de se considérer lui-même, de se prendre consciemment, lui et tout ce qui procède de lui, comme objet de pensée1 car la pensée constitue justement la nature essentielle la plus intime de l'esprit. Quand il se pense ainsi consciemment, lui et ses créa­tions, l'esprit, quels que soient la liberté et l'arbitraire que comportent ces créations, pourvu qu'il y soit vraiment immanent, se conduit conformément à sa nature. 

Or l'art et ses œuvres, dans la mesure où elles sont jaillies de l'esprit et produites par lui, sont eux-mêmes de nature spirituelle, quoique leur représentation implique l'apparence2 du sensible et insère le sensible dans l'esprit. A cet égard, l'art se rapproche déjà plus de l'esprit et de la pensée que la nature extérieure, qui est étrangère à l'esprit; les créations de l'art lui sont apparentées. 

Et s'il est vrai que les créations de l'art ne sont pas des pensées et des concepts3 4 5 , mais un déploiement extérieur du concept , une aliénation qui le porte vers le sensible, le pouvoir de l'esprit pensant ne consiste pas seu­lement sans doute à se saisir sous la forme qui lui est propre, c'est-à-dire la pensée, mais aussi à se reconnaître sous ce revêtement du sentiment et de la sensibilité, à s'appréhender dans ce qui est autre que lui et pourtant à lui, en faisant une pensée de cette forme aliénée et en la ramenant ainsi à lui- même. 

HEGEL. Esthétique, p. 20, PUF, 1995. 


1. Pensée : désigne ici l'activité intellectuelle rationnelle et consciente. 

2. Apparence (du latin apparere, se montrer manifestement) :ce qui apparaît au sujet dans ­ la représentation.Aux yeux de Hegel­ l'apparence n'est jamais vraiment trompeuse. Elle est l'expression de l'essence.

3. Des concepts : ici, notions intellectuelles issues de l'entendement el permettant d'appréhender les objets. 

4. Du concept : ils'agit du sens hégélien du terme: l'esprit vivant de la réalité, la notion dynamique se développant dans Je réel. 

5.  Une aliénation: l'aliénation désigne le fait de devenir autre que soi, de se séparer de soi. Ici l'esprit et le concept deviennent autres qu'eux-mêmes en se moulant dans la forme du sensible. La notion d'aliénation exprime toujours la chute dans l'altérité.



Friedrich Nietzsche : promesse, oubli et mémoire


DEUXIÈME DISSERTATION1
La «faute», la "mauvaise conscience" et ce qui leur ressemble

Élever un animal qui puisse promettre, n'est-ce pas là cette tâche paradoxale que la nature s'est donnée à propos de l'homme? N'est-ce pas là le problème véritable de l'homme ?..

Que ce problème soit résolu dans une large mesure, voilà qui ne laissera pas d'étonner celui qui sait bien quelle force s'y oppose: la force de l'oubli. L'oubli n'est pas une simple vis inertiae 2, comme le croient les esprits superficiels, c'est bien plutôt une faculté d'inhibition active, une faculté positive dans toute la force du terme ; grâce à lui toutes nos expériences, tout ce que nous ne faisons que vivre, qu'absorber, ne devient pas plus conscient, pendant que nous le digérons (ce qu'on pourrait appeler assimilation psychique), que le processus multiple de la nutrition phy­sique qui est une assimilation par le corps. Fermer tempo­rairement les portes et les fenêtres de la conscience ; nous mettre à l'écart du bruit et de la lutte que mène le monde souterrain de nos organes, tantôt l'un pour l'autre, tantôt l'un contre l'autre; faire un peu de silence, de table rase dans notre conscience pour laisser la place à du nouveau, surtout aux fonctions et aux fonctionnaires plus nobles, pour pouvoir gouverner, prévoir, décider à l'avance (car notre organisme est une vraie oligarchie), voilà l'utilité de l'oubli, actif, comme je l'ai dit, sorte d'huissier, gardien de l'ordre psychique, de la tranquillité, de l'étiquette : on voit aussitôt pourquoi sans oubli il ne pourrait y avoir ni bonheur, ni sérénité, ni espoir, ni fierté, ni présent.

 L'indi­vidu chez qui cet appareil d'inhibition est endommagé et ne fonctionne plus peut être comparé à un dyspeptique 3 (et non seulement comparé), il n'« en finit » jamais avec rien... Eh bien cet animal nécessairement oublieux, pour qui l'ou­bli représente une force, la condition d'une santé robuste, a fini par acquérir une faculté contraire, la mémoire, à l'aide de laquelle, dans des cas déterminés, l'oubli est sus­pendu - à·savoir dans les cas où il s'agit de promettre : il ne s'agit nullement là de l'impossibilité purement passive de se délivrer d'une impression du passé, nullement d'une indigestion causée par une parole donnée, dont on n'arrive pas à se débarrasser, mais bien d'une volonté active de ne pas se délivrer, d'une volonté qui persiste à vouloir ce qu'elle a une fois voulu, à proprement parler d'une mémoire de la volonté: si bien qu'entre le «je veux", le «je ferai" ini­tial et cette véritable décharge de la volonté qu'est l'accom­plissement de l'acte, tout un monde de choses nouvelles ou étrangères, de faits et même d'actes volontaires peut très bien s'intercaler sans rompre la longue chaîne de la volonté. 

Mais que de conditions cela n'exige-t-il pas! Pour pouvoir à ce point disposer à l'avance de l'avenir, combien l'homme a-t-il dû d'abord apprendre à séparer le nécessaire du contingent, à penser sous le rapport de la causalité, à voir le lointain comme s'il était présent et à l'anticiper, à voir avec certitude ce qui est but et ce qui est moyen pour l'atteindre, à calculer et à prévoir - combien l'homme lui-même a-t-il dû d'abord devenir prévisible, régulier, nécessaire, y compris dans la représentation qu'il se fait de lui-même, pour pouvoir finalement, comme le fait quelqu'un qui promet, répondre de lui-même comme avenir.

1. La Généalogie de la Morale est composée de trois dissertations. La première porte le titre: «Bon et méchant», «Bon et mauvais"; la troi­sième : "Que signifient les idéaux ascétiques"


2. Force d'inertie.

3.  Qui souffre  de troubles digestifs.




Sartre :  Qu'est-ce que la littérature ?

I1 y a le vert, il y a le rouge, c'est tout ; ce sont des choses, elles existent par elles-mêmes. Il est vrai qu'on peut leur conférer par convention la valeur de signes. Ainsi parle-t-on du langage des fleurs Mais si après accord, les roses blanches signifient pour moi « fidélité », c'est que j'ai cessé de les voir comme roses : mon regard les traverse pour viser au-delà d'elles cette vertu abstraite ; je les oublie, je ne prends pas garde à leur foisonnement mousseux, à leur doux parfum croupi ; je ne les ai même pas perçues. Cela veut dire que je ne me suis pas comporté en artiste.

Pour l'artiste, la couleur, le bouquet, le tintement de la cuiller sur la soucoupe sont choses au suprême degré ; il s'arrête à la qualité du son ou de la forme, il y revient sans cesse et s'en enchante ; c'est cette couleur-objet qu'il va transporter sur sa toile et la seule modification qu'il lui fera subir c'est qu'il la transformera en objet imaginaire. Il est donc le plus éloigné de considérer les couleurs et les sons comme un langage. Ce qui vaut pour les éléments de la création artistique vaut aussi pour· leurs combinaisons : le peintre ne veut pas tracer des signes sur la toile, il veut créer une chose »


Bachelard : L'imaginaire et la fonction de l'irréel 

Dans cet ouvrage, Bachelard étudie les images de la terre, dont la matière est si riche. Il montre que c'est l'imagination qui va au fond des choses. Selon la définition ordinaire, l'ima­gination est la fonction de combi­naison des images du réel.  En réalité, l'imagination est créa­trice : elle correspond à la fonction de l'irréel. Dépassant le réel, l'imagination créatrice est seule digne de s'appeler imagination.

Pour le philosophe réaliste1 comme pour le commun des psychologues, c'est la perception2 des images qui détermine les processus de l'imagination. Pour eux, on voit les choses d'abord, on les imagine ensuite ; on combine, par l'imagination, des fragments du réel perçu, des souvenirs du réel vécu, mais on ne saurait atteindre le règne d'une imagination foncièrement créa­trice. Pour richement combiner, il faut avoir beaucoup vu. Le conseil de bien voir, qui fait le fond de la culture réaliste, domine sans peine notre para­doxal conseil de bien rêver, de rêver en restant fidèle à l'onirisme des arché­types3 qui sont enracinés dans l'inconscient humain.

Nous allons cependant[...] réfuter cette doctrine nette et claire et essayer, sur le terrain qui nous est le plus défavorable, d'établir le caractère primitif, le caractère  psychiquement fondamental de l'imagina­tion créatrice. Autrement dit, pour nous, l'image perçue et l'image créée sont deux instances psychiques très différentes et il faudrait un mot spécial pour désigner l'image imaginée. Tout ce qu'on dit dans les manuels sur l'imagi­nation reproductrice doit être mis au compte de la perception et de la mémoire. 

 L'imagination créatrice a de tout autres fonctions que celles de l'imagination reproductrice. À elle appartient cette fonction de l'irréel4 qui est psychiquement aussi utile que la fonction du réel si souvent évoquée par les psychologues pour caractériser l'adaptation d'un esprit à une réalité estam­pillée par les valeurs sociales. Précisément cette fonction de l'irréel retrou­vera des valeurs de solitude. La commune rêverie en est un des aspects les plus simples. Mais on aura bien d'autres exemples de son activité si l'on veut bien suivre l'imagination imaginante dans sa recherche d'images ima­ginées.

G. BACHELARD, LA TERRE ET LES REVERIES DE LA VOLONTÉ, p. 3, CORTI, 1947.


1. Le philosophe réaliste: ici, celui qui s'at­ tache essentiellement à l'objet, sans prendre en compte le sujet dans sa richesse créatrice.

2. La perception : représentation des objets externes de la réalité.

3. Onirisme des archétypes: vision, comme dans un rêve, des images et symboles qui forment un fond commun à l'humanité. Allusion aux théories de Jung (1875-1961), disciple de Freud (qui se sépare de lui en 1913), sur l'inconscient collectif.

4. L'irréel: ce qui transcende toute réalité donnée et concerne le pôle de la pensée se situant au-delà des faits.